• Cette légende est extraite de l’ouvrage de Frédéric Kielsel, Légendes de Gaume et Semois

     

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    Travaillant des journées entières sans voir âme qui vive, les bergers avaient, plus que d’autres, l’occasion de rencontrer les fées. Souvent, les choses se passaient mieux qu’avec le Tcha-Tcha des Hayons. Le pâtre de Bertrix aimait bien mener ses vaches près d’un rocher massif et dénudé qu’on appelait le château des fées.

    Y avaient-elles élu domicile? À tout hasard, quelques villageois, pour se concilier leurs bonnes grâces, leur portaient du lait près du «château». À chaque fois, il était bu, mais était-ce par les fées? Le berger, lui, savait que c’étaient les «bavolettes». La nuit il les voyait danser au clair de lune, chantant de douces mélopées.

    Des profondeurs du «château», audible jusqu’à plus d’une lieue, criait un coq inconnu. C’était une voix d’or, claire et forte. «Il chante comme un Lombard», disaient les vieilles gens de Bertrix. S’il vivait là, on ne sait de quoi, dans ces roches, seules les bavolettes pouvaient en être propriétaires.

    Les fées possédaient aussi une vache, belle et grasse, plus grande que celle de la herde (le troupeau commun). Le herdier, prudent, la laissait tranquillement paître dans les prés banaux de Bertrix. Or, les petites dames connaissaient les usages. Elles savaient que le herdier était nourri par les propriétaires des bêtes. Aussi avaient-elles l’habitude, ponctuelle, d’attacher, à la corne de leur vache, pain, lard et jambon, voire de la maquée (fromage blanc) toute fraîche, soigneusement noués dans un mouchoir blanc. Car elles sont délicates, les fées.

    Délicates et aussi jalouses de leur secret. Jamais les villageois les plus curieux ne réussirent à trouver l’entrée de leur demeure. Parfois, après la «sevraie» (le partage du bétail entre ses propriétaires, le soir) l’un ou l’autre «cinsi» (fermier) suivait la vache des fées rentrant chez elle. Elle allait paisiblement, de son allure lourde de vache bien nourrie, sans prêter aucune attention à qui la suivait. Puis elle se dirigeait vers l’un ou l’autre gros buisson épineux qu’elle traversait aussi aisément que de l’herbe. Pendant que le fermier s’y griffait la figure et s’ y déchirait les vêtements, elle disparaissait.

    Le herdier, lui, connaissait bien les mœurs des fées. Il ne se hasardait pas à de telles poursuites. Il savait qu’il était vain d’agacer ainsi les fées par la curiosité. Les bavolettes, en effet, se font connaître à qui elles veulent et quand elles le veulent. Il fallait, sans le savoir ni le vouloir, mériter leur amitié. Bienheureux les cœurs purs.

    C’était le cas du pauvre bossu Jean-Louis, de Bertrix. Son infirmité lui interdisant les rudes travaux des champs, il gagnait sa vie comme violoneux aux bals, tel Djean d’Mady en Gaume. Il grattait valses, polkas et mazurkas, connues alors depuis peu dans nos villages. Chacun l’aimait pour son bon caractère, peu assombri par son infirmité.

    Dans les fêtes, il regardait pourtant avec mélancolie les garçons aux dos droits danser en tenant de jolies filles point faites pour lui. Son archet menait le bal. Au fond, elles dansaient toutes un peu avec lui. Un peu seulement. Elles lui souriaient doucement, dans son rêve, lorsque, revenant d’une fête, il jouait, par plaisir, une valse qu’il inventait, en plein bois. Mais «voilà-t-il pas» qu’un soir de juillet où il grattait ainsi de l’archet, entre Rossart et Bertrix, il se sentit fatigué. La nuit était tiède et sentait la reine-des-prés. Le «château des fées» n’était pas loin. Il s’endormit. En songe, il entendit une musique, pas celle de son violon: des voix claires, naïves de toutes jeunes filles. Il se réveilla. C’était le chant de bien mignonnes jouvencelles qui dansaient au clair de lune. Les fées à n’en pas douter. Leur refrain, à vrai dire, était simplet: «Dimanche, lundi.» L’air, trop court, était monotone et un rien triste.

    «Je vais leur apprendre à égayer cela», se dit Jean-Louis. Prenant son violon, il joua la ritournelle des fées en y ajoutant quelques notes joyeuses. Étonnées, souriantes, les «bochelles» (filles) se tournèrent vers lui. Il rejoua le refrain, complété, en chantant: «Dimanche, lundi, mardi.»

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    Les bavolettes, enchantées, entonnèrent, avec Jean-Louis, la chanson améliorée. – Encore, demandèrent-elles en battant des mains, et elles firent leur ronde autour de l’artiste. La plus belle de la bande – la reine des fées, pensa-t-il – lui dit: – Tu nous as fait un grand plaisir. Grâce à toi, notre chanson est beaucoup plus jolie. Nous la chanterons toujours ainsi. Pour te remercier, je vais t’enlever ta bosse. Tu mérites d’avoir le corps aussi beau que le cœur.

    Elle lui caressa légèrement le dos. De tordu qu’il était, vieux sarment de vigne, il devint droit: un jeune peuplier. Sautant de joie, Jean-Louis reprit la chansonnette sur un rythme de menuet que les fées dansèrent à ravir en s’éloignant. En quelques secondes elles avaient disparu laissant pour seule trace un écho, répercuté par la roche du château des fées: «Dimanche, lundi, mardi, dimanche, lundi, mardi.»

    Puis ce fut le silence, rongé au loin par le crissement des sauterelles. «Ai-je rêvé?», se demanda Jean-Louis. Tâtant son dos redressé, il ne pouvait plus douter: la charmante rencontre avait bien eu lieu. Il courut à Bertrix annoncer la bonne nouvelle, qui fit sensation. Le violoneux était connu dans tous les villages de Vierre et Semois. Jusque vers Bastogne, la moitié de l’Ardenne apprit en quelques jours le miracle des fées. Voyant que Jean-Louis, devenu fort et beau était regardé avec tendresse par plusieurs jolies filles, un autre bossu de la région, Anselme, jaloux, lui demanda ce qu’il avait fait pour bénéficier de ce prodige.

    «S’il suffit d’allonger la chanson de ces petites sottes, ce n’est pas bien malin, se dit-il. Je suis bien capable d’en faire autant.»

    Il faut savoir qu’Anselme était un homme bien différent de Jean-Louis. Il n’essayait pas de se rendre utile, ne tressait pas des paniers comme certains infirmes. Paresseux, bougon, il vivait de mendicité, refusait de rendre de menus services à ceux qui donnaient une pièce d’argent ou une miche de pain, grognait lorsqu’’on n’était pas assez généreux avec lui, chapardait à l’occasion une poule ou des œufs. Dans les cafés, les patrons lui donnaient à boire pour qu’il s’en aille et n’ennuie pas les clients, car il était toujours prêt à chahuter.

    Le voilà donc posté près du château des fées, et déjà impatient: «Viendront-elles, ces garces.» Il était comme ça, l’Anselme. Un mot aimable lui aurait tordu la bouche pire que son dos. Garces ou pas, les bavolettes furent bientôt là, chantonnant comme Jean-Louis leur avait appris: «Dimanche, lundi, mardi, dimanche, lundi, mardi.»

    thefairiesdancericharddoyle.jpg  Tout excité, sans prendre le temps d’écouter l’air que chantaient les fées, l’Anselme brailla à pleins poumons, de sa voix éraillée: «Dimanche, lundi, mardi, mercredi!» Les fées arrêtèrent leur ronde en s’exclamant: – Comme c’est vilain! Qui est-ce qui crie comme ça! Et la reine, se tournant vers l’Anselme lui dit: – Tu sais bien qu’il est interdit de déranger la danse des fées. Pour tes méchants cris, tu seras puni. Je te fais bossu en avant comme en arrière.

    Et d’un geste, elle lui envoya sur la poitrine la bosse retirée du dos de Jean-Louis. Devenu ainsi énorme, il ne fut plus capable d’entrer dans les poulaillers, à la maraude. Comme quoi le ton fait la chanson, et la chanson vient du cœur. Faut-il être fée pour le deviner?

    Il semble bien que la croyance aux fées ait été moins longtemps tenace que celle aux sorcières, bien que laissant des traces dans la toponymie. Outre le fameux Trou des fées à Croix-Rouge près de Fratin et celui de Chassepierre, on en trouve un à Frahan, un autre à Bohan, en plus d’une «table des fées», belle plate-forme rocheuse sortant en éperon d’une pente boisée. Ces «trous» sont souvent des couloirs et petites chambres, creusés artificiellement dans des roches tendres, de sable ou de calcaire. Pour la Basse-Semois, l’extraordinaire enquêteur que fut le doc¬teur Delogne signale une grotte dans les rochers, entre Vresse et Orchimont, au lieu-dit Scuvelles. Elles y habitaient, comme dans les ruines d’un des deux châteaux de Sugny, celui qui dépendait des seigneurs de La Roche. Pour Frahan, un site des fées particulièrement beau, sauvage et d’accès difficile, est le château de Montragut, ruine d’une fortification médiévale, au milieu d’éboulis. Dans une prairie proche, s’ébattaient les bavolettes. À la fin du XIXe siècle, un habitant de Frahan trouva dans les vestiges du castel une clé rudimentaire. Il la rapporta chez lui mais s’en repentit bien. Elle remuait nuit et jour, avec un cliquetis insupportable. Pour se débarrasser de cet inquiétant phénomène, il rapporta la clé agitée là où il l’avait prise. Elle y est restée, dit-on.

    Il y a aussi un Courtil des fées à Laforêt près de Vresse. Presque partout on rapportait l’histoire de la vache en surnombre de la herde du village, celle des fées, qui attachaient, pour rémunérer le herdier, un repas à la corne de la bête. Pour Bertrix, dans «L’Académie des Baudets», Georges Laport note une variante assez exceptionnelle: le casse-croûte noué à la queue.

    source : Le Cercle Médiéval

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